Un bouquet d’anecdotes by Hans Magnus Enzensberger

Auteur:Hans Magnus Enzensberger [Enzensberger, Hans Magnus]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Éditions Gallimard
Publié: 2022-04-28T00:00:00+00:00

Douze années sous la garde des pédagogues

M. dut supporter de nombreuses écoles et toute une série d’enseignants sévères, ignorants et obtus, dont par bonheur il est incapable de se rappeler les noms. Cela commença dès la première année d’école primaire, avec l’ardoise, qui était fêlée, et le plumier. « Quoi ! criait le maître, tu es fils de fonctionnaire et tu n’as qu’un crayon d’ardoise ? » Une punition de 1936 montre de quoi il retournait. Et puis le professeur de mathématiques du lycée Melanchthon, ferré en fractions continues ; est-ce qu’il ne s’appelait pas Herbolzheimer ? Certes il savait compter jusqu’à trois, mais n’arrivait pas à prononcer les « ü », de sorte qu’arrivés à quatre (« vierer ») ses élèves se demandaient s’il ne parlait pas du « Fihrer ».

Plus tard, M. eut aussi affaire à des vieillards racornis qui ne savaient pas comment gérer des élèves devenus de petites brutes déboussolées par la guerre. Une fois, il prétendit avoir vu une horde déchaînée s’en prendre au prof de biologie, âgé de soixante-dix ans : on lui cloua de l’extérieur la porte des toilettes, avec des clous de charpentier, de sorte qu’il fallut une heure pour que le concierge délivre le malheureux qui tambourinait. Une autre fois, il vit deux garçons qui avaient été auxiliaires dans la défense aérienne obliger un vieillard tremblant à mettre une bonne note à un mauvais devoir, en posant sur la table un pistolet volé.

Les résultats de tels pédagogues laissaient beaucoup à désirer. Mais la prétendue formation n’a jamais été l’objectif principal de l’enseignement. Cela se voit déjà au fait que le corps enseignant, aujourd’hui encore, passe trois ou quatre ans à apprendre aux enfants à lire et à écrire, à additionner et à multiplier, capacités que tout enfant normal peut acquérir sans peine en six semaines. Le long séjour forcé dans les écoles sert bien plutôt à inculquer les règles de base de la politique, à faire éprouver les rapports de pouvoir, les intrigues, les changements d’alliances, les ruses de guerre et les compromis.

Dans ce contexte, le mot « lutte des classes » prend un tout autre sens. Les discussions menées d’un air grave par les professionnels de la politique rappellent à toute personne extérieure les années qu’elle a passées en maternelle et à l’école primaire.

Sur ce point, critiquer les enseignants, c’est rater la cible. La plupart de ces gens, débordés et à plaindre, n’avaient presque aucune idée de la dynamique de groupe à l’œuvre chez ceux qu’on leur confiait, à savoir des motifs décisifs de la socialisation. Occupés à transmettre les modestes contenus de leurs programmes et à surévaluer leur pédagogie, ils ignoraient autant que les parents les processus cruels et subtils qui se déroulaient jour après jour sous leurs yeux, et cet aveuglement professionnel leur conférait une sorte d’innocence, qu’on ne pouvait guère dénier même aux plus funestes d’entre eux.

Cela vaut d’autant plus pour les rares exceptions, pour ces personnages héroïques, enthousiasmés par leur rôle de passeur, qui faisaient connaître à la horde scolaire des choses dont aucun ministère ni aucune autorité n’aurait osé rêver.

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